Editions Edilivre
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Mercredi 11 mars. J’ai un mauvais pressentiment. N... n’a pas le moral. Je renonce à me rendre au travail. Mes collègues comprendront. Nous prenons la route de l’hôpital. Sur place, les médecins nous expliquent que le bilan cardiaque de G... n’est pas très bon. Rien de grave. Préférant néanmoins ne pas prendre de risques, ils décident de le “retransférer” à Necker.

 

En arrivant, on nous installe dans une petite salle avec deux fauteuils, un canapé et une petite table. On a compris. On sait à quoi sert cette “putain” de salle. Les propos de l’équipe médicale le confirment : « Madame, Monsieur, on va réfléchir à ce qui est le plus digne pour lui. »

 

En effet, le bilan cardiaque de G... est très mauvais. Le cœur faiblit. Le pH du sang diminue. Les médecins ont tout scanné à l’intérieur et ils n’observent rien qui dysfonctionne. Cela signifie que l’opération n’est pas en cause. C’est bien le cœur qui a du mal à suivre. On acquiesce. G... n’en a plus que pour quelques heures d’après eux.

 

Quand les larmes ont-elles commencé à couler ? Je ne sais plus. Je me souviens juste qu’en rentrant dans la chambre de G..., j’ai tapé du poing et du pied sur le mur, avant de me recroqueviller comme un petit garçon qui ne demande qu’à se blottir dans les bras de sa mère, pour évacuer tous ses soucis. En me voyant ainsi, N... s’excuse. Elle est désolée. Désolée de quoi ? Désolée que notre fils soit condamné ?

 

Alors, débute l’épreuve la plus insoutenable de ma vie. Celle que personne ne devrait avoir à subir : j’attends que mon fils meure.

 

Il n’y a pas de mot pour décrire l’ampleur de l’impuissance éprouvée en pareil moment. Mon cœur de père me pousse à tout faire pour protéger mon fils. Je serais prêt à me sacrifier pour le sauver. Mais il n’y a rien, strictement rien que je puisse faire.

 

Dans ma tête, je m’imagine étudier la cardiologie, comprendre le fonctionnement du cœur, imaginer une solution improbable, une opération chirurgicale de l’extrême qui résoudrait tout. Je me vois comme un super-héros chirurgien cardiologue.

 

Mon cerveau essaie de s’échapper de l’horreur de la réalité en inventant cette histoire.

 

Mon estomac est noué par un mélange de rage et de désespoir. J'ai tellement d’énergie en moi, tellement d’énergie que j’aurais envie d’investir pour protéger ma famille. Mais comme c’est impossible, elle tourne en moi, me fait bouillir. La colère monte. Faute de cible – personne n’est responsable de cette situation – je la retourne contre moi. Je suis en colère contre moi-même, contre mon inutilité. Je culpabilise. Laisser mourir son fils n’est pas digne d’un père !

 

J’hésite à me jeter par la fenêtre pour faire cesser cette torture. Non, N... a besoin de moi. Je dois rester pour elle. Elle m’en voudrait toute sa vie si je faisais cette bêtise. Alors, je préviens mes proches. Et j’attends.

 

L’après-midi du deuxième jour, je jette un coup d’œil au monitoring. Mon cœur s’arrête. La saturation baisse en flèche. 65. 51. 34. : « Hé, Hé, ce n’est pas normal, sa saturation ! » Elle est désormais proche de 20. La respiration ralentit, ralentit encore, puis cesse. Infirmières et médecins se précipitent. Le grand voyage est pour... bientôt. C’est horrible.

 

Mon corps se crispe de douleur. J’ai envie de hurler. Il faut que je joue mon rôle de père. Il faut que je l’accompagne. Je prends G... dans les bras et je lui murmure : « Courage mon Gaby. Si tu sens que c’est le moment, n’aie pas peur, vas-y. On est là pour t’accompagner. »

 

En arrêt respiratoire, la couleur de sa peau vire progressivement au gris. La saturation est maintenant en dessous de 20%. Le cœur ralentit énormément. Trente secondes s’écoulent. Solennel, le personnel médical est autour de nous.

 

Une minute. G... sursaute et reprend une inspiration subite, un “gasp”. Quelques secondes encore et il en reprend une deuxième. Puis une autre. Ces inspirations ressemblent à celles qu’on fait quand on sort de l’eau après avoir été trop longtemps en apnée.

 

Il retrouve sa couleur rose. La saturation remonte. Son cœur repart. Nous sommes vendredi après-midi et G... vient de faire son premier “faux départ”. Il en fera cinq autres. Comment expliquer la torture qui s’empare alors de nous ?

 

À chaque fois, on s’y prépare. Nous prononçons quelques paroles, retenons notre souffle, laissons couler nos larmes. Puis, finalement non. Il s’accroche. Il veut vivre. Mon fils ne veut pas mourir.

 

Samedi 14 mars en début d’après-midi, G... commence un long arrêt respiratoire. Il est dans les bras de ma sœur. La machine sonne à répétition. Cinq minutes, dix minutes, quinze minutes. Son teint devient de plus en plus gris.

 

Il n’y aura pas de “gasp” cette fois-ci. C’est terminé.