Mère au foyer, ma grand-mère maternelle se consacrait d’abord à l’éducation de ses quatre enfants, nés de facto allemands comme leurs parents. Marie était l’aînée. Suivaient Léon, Élisabeth, toujours appelée Berthe son diminutif, (24/07/1902-28/09/1993) qui était ma mère et, enfin, Aloïse qui portait le prénom de leur père.
Je n’ai pas connu Aloïse. Il est mort dans les derniers mois de la Première Guerre mondiale. Né au début du siècle, probablement en 1903 ou 1904, il avait été enrôlé de force à quatorze ou quinze ans dans l’armée de Guillaume II, le troisième et dernier empereur allemand. Comme trois cent quatre-vingt mille autres jeunes Alsaciens et Lorrains, il fut l’un de ces “Malgré-Nous” de la Grande Guerre. On en parle moins que ceux du second conflit mondial (lire en annexes) mais beaucoup, envoyés combattre sur le front russe, ont connu un sort similaire.
Fin 1918, Aloïse n’était pas rentré à Domfessel. Et personne ne savait ce qu’il était devenu. Si sa mère s’était résolue à accepter sa disparition. Faire son deuil lui était restée difficile ; sa dépouille n’ayant pas été rapatriée et les circonstances exactes de sa mort étant ignorées.
Le mystère autour de cette destinée me chagrinait également. Après 1945, dans les années 1950, habitant alors Paris, j’ai fait partie d’une commission franco-allemande chargée de rechercher les “Malgré-Nous” disparus lors des deux guerres. M’étant déplacé à deux reprises en Allemagne, j’ai fini par obtenir quelques informations sur les derniers jours d’Aloïse ; à défaut de retrouver une sépulture ou une plaque tombale. Apparemment, mon jeune oncle, « à la constitution chétive », racontait sa mère, n’a pas été tué dans une tranchée. Vraisemblablement malade, peut-être blessé, il est décédé à Darmstadt, une ville de la Ruhr où il avait été transféré. Son corps aurait été inhumé dans la fosse commune du cimetière. Je n’ai pas pu en apprendre plus.
L’oncle Léon qui travaillait également aux chemins de fer comme son père aimait passer boire un verre chez mes parents avec son épouse et leur fils Marcel qui était mon copain. Il avait un caractère rugueux. Sans doute est-ce pour cette raison que je ne l’appréciais que modérément. Notre fils aussi d’ailleurs. Un jour, il lui avait tordu les doigts parce qu’il taquinait un peu trop sa sœur jumelle. Éric qui n’avait pas l’habitude d’une telle sévérité et d’une telle réaction lui en a longtemps voulu.
Marie, l’aînée de la fratrie, a eu une vie plus singulière liée aux accidents de l’histoire. Née avant le changement de siècle, elle avait épousé avant la Première Guerre mondiale, un Allemand haut fonctionnaire à la Poste. Ses responsabilités et ses compétences lui avaient valu d’être muté à Sarreguemines non loin de Domfessel. C’est là qu’il avait rencontré la jeune Marie qui, à la sortie de l’école, avait été recrutée comme employée de Poste. Son mariage n’avait pas plu à sa famille très pro-française. Pour les mêmes raisons, mon père, pièce apparentée de la famille Bour, ne nourrissait pas une sympathie particulière pour son beau-frère. Dans les années 1930, il n’avait pas cherché à le fréquenter plus que cela même si ses facultés et ses compétences reconnues de tous méritaient le respect.
Installé à Munich avec tante Marie et leur fils unique également prénommé Aloïse, il avait, au cours de la Seconde Guerre mondiale, accédé à d’importantes responsabilités au sein de la direction de la Poste du Reich. Ce qui lui valait d’assister une fois par mois à une réunion à Berlin aux côtés de hauts responsables du régime hitlérien. Après la capitulation du 8-mai 1945, tante Marie et son époux sont restés dans cette Allemagne qui se reconstruisait. Ironie de l’histoire, leur fils a choisi de faire carrière et de se marier en France. Ayant revu cet oncle allemand à de rares occasions, nos contacts sont toujours demeurés limités de même que je n’ai jamais été proche de leur fils.
Tante Marie n’a pour autant jamais coupé les ponts. Elle revenait dans sa Lorraine natale pour voir ses parents, son frère et sa sœur. Bien après, à l’occasion de notre mariage il y a six décennies de cela, elle nous a d’ailleurs offert la pendule qui est aujourd’hui dans notre salle à manger de Guérande. Un cadeau au design très allemand et typiquement “années 1960”. Près de deux décennies après la fin de la guerre, elle affichait ce caractère “un peu triomphant” propre aux Allemands.
Sans doute le fait qu’elle ne comprenait que quelques mots de français ne facilitait pas les relations. Scolarisée avant la fin de la Première Guerre mondiale, tante Marie, comme tous ceux de sa génération, avait appris à lire et à écrire en allemand. Et à la maison, elle ne conversait avec les siens qu’en dialecte mosellan. Ensuite, elle avait suivi pour toujours son mari en Allemagne. En fait, elle n’avait jamais pratiqué le français.